À Paris, le 14 février 2018.
Olivier Gabet : Ma chère Marie-Sophie, quels sont tes liens avec Martin Margiela, comment l’as-tu connu, dans quel contexte, que peux-tu nous dire de cette première rencontre avec lui il y a quelques années ?
Marie-Sophie Carron de la Carrière : Cette rencontre a été déterminante, pour moi. C’est grâce à Martin Margiela que je suis devenue la conservatrice de mode d’aujourd’hui. Il a vraiment eu pour moi un rôle formateur ; il a éclairé ma voie. En octobre 1987, j’étais nommée au musée de la mode au Palais Galliera. Il n’avait rien à voir avec celui que l’on connaît aujourd’hui. C’était un petit musée quelque peu négligé par la Ville de Paris.
OG : C’était plutôt un musée du costume.
M-S : Oui, il s’agissait d’un musée spécialisé dans le costume historique et la couture, où la mode contemporaine, celle du prêt-à-porter, n’était pas représentée. Guillaume Garnier, son directeur, passionné du costume, a détecté mon intérêt pour la modernité et m’a confié la responsabilité d’ouvrir un département de création contemporaine, afin que la mode d’aujourd’hui entre au musée. C’était une grande première.
OG : C’était une décision assez originale de la part de Guillaume Garnier, qui avait un profil très particulier.
M-S : Guillaume Garnier était un conservateur, chartiste de formation. Très érudit, il était à la fois passionné par l’histoire du costume et par l’actualité de la mode. Il menait son activité de directeur avec très peu de moyens. Au musée régnait la figure de Madeleine Delpierre, qui dirigeait la société des amis du costume. Elle était un peu l’équivalent d’Yvonne Deslandres à l’UFAC (Union française des arts du costume).
OG : Comment se passe la rencontre avec Martin Margiela ?
M-S : En octobre 1988, Martin Margiela organise son premier défilé au Café de la Gare. Le nom de ce créateur émergent circulait parmi les professionnels du secteur. J’ai eu alors la conviction qu’il serait le partenaire idéal de cette aventure muséale à élaborer. De notre première rencontre la même année, j’ai le souvenir de sa détermination infaillible, de son intégrité exceptionnelle et de son intérêt bienveillant pour le musée. Il trouvait son inspiration aux puces, à la recherche de vêtements anciens, qu’il transformait de manière radicale. Il faisait donc le lien entre le costume et la création contemporaine. Etant de sa génération, je partageais sa vision.
OG : Est-ce que Margiela était déjà la personnalité mystérieuse qu’il a construite avec le temps ? Ou avait-il déjà à l’époque cette aura dans un monde très singulier ?
M-S : Son nom incarnait déjà une forme de rupture esthétique, mais qu’il ne revendiquait pas comme telle. Son audace pouvait entraîner des malentendus. Le milieu de la mode prenait parti, soit en reconnaissant son génie, soit en le décriant.
OG : Il y avait de vrais débats, des vraies disputes même.
M-S : Pour qu’il y ait débat, il faut qu’il y ait une certaine forme de sérénité. J’ai le souvenir de parti-pris très tranchés, de discussions animées d’où pouvait se dégager une certaine violence. A mes yeux, c’était la preuve que la mode était bien vivante.
OG : Dans le contexte du musée Galliera, comment cette rencontre va s’incarner, se matérialiser de 1988 à 1993 ?
M-S : Pour constituer la collection de ce département contemporain, il me fallait faire des choix. J’avais la certitude que Martin Margiela était un créateur d’avant-garde en plein développement. L’intérêt de Martin Margiela pour le musée Galliera permettait cette collaboration fructueuse, qui était en même temps un pari sur l’avenir. Nous avons mis au point un principe d’acquisition qui permettait de faire entrer chaque saison deux silhouettes complètes dans les collections du musée : l’une achetée à l’entreprise et l’autre donnée par la Maison Martin Margiela. Ces acquisitions proposées par Margiela étaient accompagnées d’un corpus documentaire très complet de ses collections rédigé par le créateur lui-même.
OG : À chaque saison, deux modèles complets entrent au musée, soit quatre par an. Comment as-tu pu convaincre le musée d’accepter ces pièces ?
M-S : Ma chance était qu’il n’y avait pas de comité d’acquisition. J’étais donc la seule responsable de cette mission. Je le faisais avec l’éthique du conservateur de musée que j’étais, au service de l’institution. La réception de son travail au musée était loin d’être évidente. Par exemple, le fait qu’un vêtement soit coupé à vif, ou présente des détails non finis, pouvait choquer mes collègues. À l’occasion de l’exposition que j’ai conçue et organisée en 1991, « Le monde selon ses créateurs », à laquelle Margiela participait, j’ai conduit également un travail pédagogique nécessaire au sein du musée.
OG : Ce rapport au sens de la contemporanéité est intéressant. Ce qui paraît totalement évident trente ans plus tard, est un monde en soi trente ans plus tôt. C’est un aspect primordial pour comprendre le travail de Margiela, et le propos de l’exposition Margiela, les années Hermès, qui questionne l’unité dans ce qui pourrait être perçu comme dissemblable, distendu, ou distant tout simplement. Est-ce que Martin participait aux choix ?
M-S : Oui, il le faisait à chaque saison. Une relation de confiance s’est établie au cours de ce travail. Ce pari sur l’avenir que je faisais était évidemment risqué. Cela donnait encore plus d’intérêt à ma mission. Les pièces qui entraient au musée prenaient le statut d’œuvres inaliénables. Trente ans après la constitution de ces collections, le musée Galliera peut organiser la rétrospective Martin Margiela.
OG : Comment définis-tu le travail de Martin et ce qu’il représente à tes yeux par rapport à la mode contemporaine ?
M-S : La question fondamentale de son travail est celle de la déconstruction. De manière très pensée, il analyse le vêtement, le démonte, le met à nu puis le recompose jusqu’à ce qu’il devienne un objet de création chargé de sens. Il procède selon la même méthode chez Hermès. On pouvait se demander si son passage chez Hermès n’aurait pas embaumé et figé son travail. En réalité, cela lui a permis de trouver une forme d’épanouissement au profit d’une autre définition de la beauté.
OG : Et qui fait sens dans un musée, qui est là pour montrer que la beauté a plusieurs expressions et beaucoup d’aspects.
M-S : Pour sa marque, il s’agit d’une beauté qui s’apprivoise et se révèle dans des déchets de la société de consommation. Une des principales composantes de son travail est le recyclage et la transformation d’objets abandonnés. Cela peut aller du costume de théâtre élimé à l’affiche déchirée, en passant par le sac en plastique imprimé de supermarché.
OG : On voit bien que Margiela est un créateur très riche, et qu’il pourrait y avoir mille façons de l’aborder. D’ailleurs, c’est le cas de sa rétrospective au Palais Galliera en parallèle de l’exposition au Musée des Arts Décoratifs. On sait que c’est une exposition qui a été présentée une première fois à Anvers, qui a été adaptée pour Paris. Le musée est différent, l’histoire de l’institution est différente, c’est un musée qui n’est pas qu’un musée avec des collections de mode, c’est un musée des arts décoratifs, du design, de l’objet, du graphisme. Cette singularité, comment s’incarne-t-elle dans le propos de l’exposition ? Pourrais-tu, en tant que commissaire, présenter l’exposition dans ses grandes lignes, ce qui fait, de ton point de vue, son originalité et son intérêt pour le public aujourd’hui ?
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M-S : L’originalité réside dans le concept même de ce projet, mis au point par Martin Margiela. C’est un dialogue esthétique entre sa création pour Maison Martin Margiela et ses productions pour Hermès. L’objectif est que le visiteur perçoive au long du parcours comment ces deux univers très distincts se sont croisés, enrichis et fertilisés. Margiela a toujours eu une vision globale de la mode. Elle s’applique non seulement au vêtement et aux accessoires, mais aussi au défilé, au packaging, à la boutique et à la communication. Cette conception est stimulée lors de ses « années Hermès » où une « carte blanche » lui a été donnée par Jean-Louis Dumas. Dans l’exposition, les signes d’identité des deux maisons sont mis en valeur, par exemple la couleur, orange chez Hermès et blanche chez Margiela, ou bien la typographie de la signature Hermès et l’étiquette vierge de Margiela. En plusieurs séquences, l’exposition présente le dialogue et la circulation des motifs stylistiques entre les deux maisons chargées d’histoires différentes, toutes les deux très singulières.
OG : Et cette décision de Jean-Louis Dumas à l’époque, comment fût-elle appréhendée ?
M-S : Cette nomination a suscité un effet de surprise, que Jean-Louis Dumas voulait probablement. En effet, Martin Margiela n’est pas une personnalité qui laisse indifférent. Ce fut a priori un mariage des contraires, et donc une union heureuse.
OG : Comment cela s’exprime dans le parcours de l’exposition ? Comment a-t-il été pensé avec Martin ?
M-S : Une qualité exceptionnelle m’avait beaucoup frappée aux débuts de Martin Margiela, c’était son appréhension de l’espace, celui du showroom et celui du défilé. De fait, l’organisation de l’espace de l’exposition peut être comparée à celle d’un défilé. Ainsi, le parcours coloré et rythmé permet au visiteur de s’immerger simultanément dans l’univers d’Hermès et dans celui de la Maison Martin Margiela. L’un et l’autre sont conçues comme des zones de dialogue entre ces maisons et de mise en contexte des silhouettes représentées.
OG : Comment peut-on caractériser le lien entre son travail pour sa propre maison et son travail pour la Maison Hermès ? C’est une question que se pose souvent le grand public : Comment un même créateur est en mesure, avec une incroyable dextérité intellectuelle et visuelle, de passer de l’un à l’autre tout en restant lui-même ? Comment caractériserais-tu les deux aspects du diptyque que cela représente ?
M-S : Paradoxalement, j’ai l’impression que Martin Margiela a la même démarche expérimentale pour sa griffe et pour celle d’Hermès. On pourrait penser qu’il réserve l’expérimentation uniquement pour sa marque. Il procède également de la même manière pour Hermès.
OG : Et la question des défilés, qu’en est-il ? Est-ce que Martin Margiela crée un distinguo entre la façon dont il présentait ses collections dans sa propre maison et ce qu’il faisait pour Hermès ? Est-ce qu’il respectait un certain code ?
M-S : Organisés dans des lieux insolites comme un terrain vague ou une station de métro, les défilés de la Maison Martin Margiela dégageaient une énergie vitale et festive qui marquait les invités. Il y avait une réelle proximité entre les mannequins et le public. Le charme opérait immédiatement. Il y avait un vent de liberté qui était enivrant, voire une forme de naïveté, d’insouciance.
OG : Au sens très joli du terme, de fraîcheur.
M-S : Et, il nous obligeait aussi à réfléchir sur le vêtement et la création. Pour Hermès, il organise les présentations des collections dans le cadre intime du magasin historique, rue du faubourg Saint Honoré. Les invités assis sur un seul rang ont une très bonne visibilité des mannequins et des vêtements.
OG : Qu’est-ce que tu dirais du regard de Martin sur cette partie de sa vie et de son travail, et sur le fait de l’incarner dans une exposition dans un musée à Paris aujourd’hui ?
M-S : Le paradoxe de ce créateur mystérieux, qui refuse d’apparaître dans les médias, est qu’il fait aujourd’hui l’objet de deux expositions simultanées dans deux institutions parisiennes. C’est une situation inédite. Alors que Margiela est retiré de la mode depuis dix ans, il éprouve peut-être la nécessité d’exposer son travail et de dire : « Voilà ce que j’ai fait ! ». La dernière salle de l’exposition porte le titre "The End". Martin Margiela désire qu’elle soit perçue comme une fin joyeuse car ouverte sur d’autres promesses.
OG : Jusqu’à maîtriser la fin.