Les origines : l’Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie

Les arts ont un rôle éminemment social et politique à tenir. Politiciens, penseurs et artistes tentent, depuis la période des Lumières et encore plus au siècle suivant, de leur donner une place plus grande au cœur de la société. Cela est encore plus vrai pour les arts dits industriels, ensuite dénommés arts appliqués puis décoratifs1. Pierre Jean Baptiste Chaussard, écrivain et secrétaire général de la Commission de l’Instruction publique, affirme en 1798 : « On a jusqu’ici considéré les arts comme les ornements de l’édifice social. Ils font partie de ses bases. Mobiles du commerce... industrie d’une civilisation perfectionnée... éléments de la gloire et de la postérité des peuples, les arts sont la première comme la plus irrésistible des puissances. On confondit leur moyen qui consiste à plaire, avec leur objet qui consiste à être utile. En les reléguant ainsi dans la classe des choses de pur agrément, on leur ôte beaucoup de leur force et de leur considération2. » L’Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie est créée en 1864 pour réviser la situation et faire reconnaître cette part de l’activité humaine3.

1Voir Jean-François Luneau, «  Art et industrie au XIXe siècle : des arts industriels aux industries d’art  », dans Pierre Lamard et Nicolas Stoskopf (dir.), Art & industrie (XVIIIe-XXIe siècle), actes des quatrièmes Journées d’histoire industrielle de Mulhouse et de Belfort, 18-19 novembre 2010, Paris, Picard, 2013, p. 17-24.

2Pierre-Jean-Baptiste Chaussard, Essai philosophique sur la dignité des arts, Paris, De l’Imprimerie des sciences et des arts, 1798, p. 3.

3Parmi la bibliographie consacrée à l’institution, citons : Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie, Le Beau dans l’utile. Histoire sommaire de l’Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie, suivie des rapports du jury de l’exposition de 1865, Paris, Union centrale, 1866  ; Eugène Véron, Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie. Histoire de l’Union centrale, son origine, son présent, son avenir, Paris, s.n., 1875  ; Yvonne Brunhammer, Le Beau dans l’utile, un musée pour les arts décoratifs, Paris, Gallimard, 1992  ; Rossella Froissart, «  Les collections du Musée des Arts Décoratifs de Paris : modèles de savoir technique ou objets d’art  ?  », dans Chantal Georgel (dir.), La Jeunesse des musées. Les musées de France au XIXe siècle, Paris, Éditions de la Réunion des Musées nationaux, 1994, p. 83-90.

Pour une société nouvelle : les revendications des artistes industriels

L’Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie trouve ses origines dans la période des Lumières. L’abolition des corporations par la loi d’Allarde et par la loi Le Chapelier en 1791 laisse un immense vide dans le milieu artisan et ouvrier. Beaucoup y voient les causes des maux qui ont touché les arts industriels au siècle suivant : la désorganisation, le manque de goût, la soumission au « caprice » du commanditaire1. Quelques années avant Chaussard, en 1794, l’abbé Grégoire formule l’idée d’un musée-école pour les artisans, qui donne naissance au futur Conservatoire national des arts et métiers. En 1796, l’historien de l’art et politicien Toussaint-Bernard Émeric-David, persuadé que les beaux-arts ne peuvent être séparés des arts industriels et qu’ils doivent au contraire les éclairer, émet l’idée d’un musée d’art industriel. Une première exposition des produits de l’industrie est organisée en 1798 par François de Neuchâteau, écrivain et politicien. Ces hommes sont les précurseurs de l’Union centrale. Des artistes reprennent le flambeau pour une raison évidente : un musée revaloriserait les arts industriels et les mettrait sur un pied d’égalité avec les beaux-arts. Quand est fondée en 1845 la Société de l’art industriel sous la direction de l’ornemaniste Amédée Couder, secondé par le sculpteur Jules Klagmann et par Édouard Guichard, dessinateur pour l’industrie textile, les artistes industriels tentent avant tout de faire reconnaître leurs droits, à signer les pièces et à intégrer le Salon des beaux-arts2. La première Exposition universelle à Londres, en 1851, constitue un tournant.

L’événement fait naître un sentiment d’injustice et de frustration chez les Français qui se sentent dépossédés. Ils pensent en effet être les inventeurs de ce premier rendez-vous international. Quand au lendemain de l’exposition est décidée la création du Museum of Manufactures à Marlborough House, bientôt connu sous le nom de South Kensington Museum, l’amertume est encore plus forte. Trois textes – deux mémoires et un placet – sont alors remis à l’empereur le 25 novembre 1852 par un « Comité central des artistes et des artistes industriels ». Il s’agit de demander à l’État d’instaurer un musée des beaux-arts industriels, une école centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie et des expositions spéciales des œuvres des artistes industriels. Ces requêtes portées par Klagmann avec le dessinateur Charles-Ernest Clerget et le peintre Pierre-Adrien Chabal-Dussurgey, sont signées par cent vingt-six artistes, peintres de Sèvres, dessinateurs industriels, ornemanistes, architectes, sculpteurs, graveurs ou encore joailliers.

Au-delà de l’angoisse liée à la montée en puissance de la Grande-Bretagne qui se dote très rapidement d’écoles et de musées – le terme « South Kensington français », fréquemment employé dans la littérature contemporaine pour désigner le projet de l’Union centrale, traduit un mélange de fascination et d’agacement –, Klagmann proclame dans l’avant-propos des textes de 1852 : « En dehors de tous les systèmes qui agitent le monde, un fait reste acquis et incontestable, c’est que le travail ou l’industrie doit être désormais le grand mobile de l’activité humaine. Il paraît presque puéril d’entreprendre de réhabiliter l’ART, et d’effacer cette espèce d’anathème dont il a été frappé par la philosophie de l’auteur du Contrat social, puisque des ruines d’une société qui s’est écroulée, pour la plus grande partie, au contact de ces doctrines, il surgit, non pas un monde qui retourne à un mythologique état naturel, mais un monde qui cherche dans le travail le développement des destinées humaines3. » Les arts industriels ne sont plus l’affaire de l’élite ou de quelques artistes en mal de reconnaissance : ils deviennent la vitrine de la production française à l’heure des grandes expositions internationales et, de ce fait, jouent le rôle de « moteurs » politiques et économiques qu’il ne faut pas négliger. Ils ont également un rôle moral à jouer par la diffusion du goût auprès de toutes les classes sociales et par la formation des ouvriers et des artisans4. L’artiste – acteur principal du nouvel ordre social énoncé par Henri de Saint-Simon5, ou génie éclaireur de l’industrie dans la pensée de Léon de Laborde6– doit être le lien entre les beaux-arts et l’industrie, celui qui unit les deux domaines. Jean-Léon Gérôme, chantre de l’Académie et cofondateur de l’Union, ou François-Émile Ehrmann, auquel fut commandé le décor représentant l’Union de l’art et de l’industrie, qui tous deux collaborent régulièrement avec les manufactures, en sont les modèles. Cependant, le temps passe et leurs revendications ne connaissent aucune concrétisation.

L’association prend le nom de Société du progrès de l’art industriel en 18587. En 1861, par l’entremise du baron Taylor, les membres de la Société obtiennent le droit d’organiser une première exposition au sein du palais de l’Industrie, dont la commission d’organisation est présidée par Guichard. Les trois sections8 sont une tentative pour « définir un art qu’on ignore et qui s’ignore », selon les mots du secrétaire général de la société, Théodore Labourieu9. Si le succès n’est pas au rendez-vous, la deuxième exposition organisée en 1863 accueille 200.000 visiteurs et génère des bénéfices. Elle est l’élément déclencheur de la fondation de l’Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie, décidée dès 1863, autorisée par décret ministériel le 26 juillet 1864 et par arrêté préfectoral le 3 août 1864.

1Comité central des artistes et des artistes industriels, Placet et mémoires relatifs à la question des beaux-arts appliqués à l’industrie. Présentés le 25 novembre 1852 à S.A.I. Monseigneur le Prince Louis-Napoléon, président de la République française, par le Comité central des artistes, au nom de la section des artistes-industriels, Paris, Librairie scientifique et industrielle de Mme Vve Mathias, 1852, p. 12, 21  ; Joseph Félon, «  Du progrès de l’art industriel  », Bulletin de la Société du progrès de l’art industriel, 1862, n° 1, p. 11.

2Voir l’avant-propos du premier numéro du Bulletin de la Société du progrès de l’art industriel, 1862, n° 1, p. 1-6.

3Comité central des artistes et des artistes industriels, 1852, p. 1.

4Voir Neil McWilliam, Catherine Méneux et Julie Ramos (dir.), L’Art social en France. De la Révolution à la Grande Guerre, Paris, INHA, PUR, 2014.

5Henri de Saint-Simon, «  L’artiste, le savant et l’industriel  », Œuvres complètes de Saint-Simon et d’Enfantin, Paris, E. Dentu, 1875, vol. 10.

6Léon de Laborde, De l’union des arts et de l’industrie, Paris, Imprimerie impériale, 1856.

7Voir les statuts publiés dans L’Art du XIXe siècle, 1857-1858, non paginé. Disponible à cette adresse : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6560788t [Consulté le 10 février 2015].

8Dessins décoratifs et industriels, peinture et sculpture décoratives  ; objets fabriqués et manufacturés ayant rapport avec l’art  ; dessins scientifiques, photographie et reproduction des objets décoratifs et manufacturés

9Exposition des arts industriels au palais de l’Industrie autorisée par Leurs Excellences le Ministre d’État, et le Ministre des Travaux Publics, de l’Agriculture et du Commerce, Paris, Société du progrès de l’art industriel, 1861, p. 11.

1864 : Naissance de l’Union centrale

Reposant sur l’initiative privée, la société nouvellement créée espère porter les projets énoncés auparavant et enfin les concrétiser en un « Louvre de l’industrie1 » . Mettant en exergue sa volonté d’action et d’innovation, elle choisit comme devise « Tenues Grandia » empruntée aux vers du poète Horace (à traduire ici par « Faible, elle tente de grandes choses »)2. Les statuts sont rédigés le 16 mars 1864 et précisent que l’institution comprendra un musée rétrospectif et contemporain, une bibliothèque d’art ancien et moderne, des cours spéciaux, des lectures et des conférences publiques, des concours entre les artistes français et entre les écoles de dessin et de sculpture à Paris et dans les départements, enfin des expositions de collections particulières, le tout « afin d’entretenir en France la culture des arts qui poursuivent la réalisation du beau dans l’utile3 ». Industriels, artistes, artisans, intellectuels et collectionneurs y souscrivent immédiatement.

La société s’installe au 15, place Royale, ensuite rebaptisée place des Vosges. Le critique d’art Philippe Burty écrit au lendemain de l’inauguration le 20 septembre 1864 : « Le Musée et la Bibliothèque organisés par l’Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie, ont été ouverts aujourd’hui. Ils occupent, au premier étage, plusieurs hautes et vastes salles d’un des hôtels de la place Royale, celui du n° 15. Ils sont destinés à faciliter l’étude et à aider au progrès de toutes les industries qui relèvent de l’art, et la place a été judicieusement choisie pour les mettre à la portée des nombreux et intelligents ouvriers du Marais. [...] Dans une première salle sont exposés les objets offerts à l’Union, pour la plupart, à la suite de l’exposition organisée l’an dernier par elle au palais de l’Industrie, et qu’elle compte recommencer, en 1865, sur de plus larges bases. Dans les vitrines et les armoires de la seconde salle, sont déposés les objets de haute curiosité, libéralement prêtés par des collectionneurs qui désirent concourir à cette œuvre. Nous citerons une très-curieuse suite de vases et de gargoulettes orientales appartenant à M. Adrien de Longpérier, de l’Institut ; des objets d’art à madame Durand-Brager ; des guipures et des dentelles italiennes à M. Sajou ; une collection très-variée de faïences de toutes les fabriques et de toutes les époques ; et encore des toiles perses, des vêtements chinois et japonais, des étoffes vénitiennes brochées, des tapisseries des Gobelins, etc., etc. Tous ces objets seront renouvelés tous les trois mois et seront remplacés par d’autres qui viendront offrir aux fabricants et aux ouvriers de nouveaux sujets d’études4. »

L’ouverture tant attendue de ce lieu s’inscrit dans le vaste mouvement européen de création de musées dédiés au arts décoratifs : le Museum of Manufactures à Londres en 1852, le Österreichischen Museum für Kunst und Industrie à Vienne en 1863, le Kunstgewerbemuseum à Berlin en 1867, le Iparművészeti Múzeum à Budapest en 1872, pour n’en citer que quelques-uns, lui sont contemporains. L’Union centrale est dès cette époque en relation avec ces institutions pour l’enrichissement de ses collections et pour sa programmation.

1Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie, 1866, p. 35.

2Ibid., p. 501.

3Avant-propos des statuts, IV. Voir les statuts numérisés ci-dessous

4La Presse, 21 septembre 1864.

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