Dans un dessin publié dans L’Annuaire du luxe en 1928, Achille Duchêne se présente comme un héritier de Le Nôtre, rénovateur de l’art des jardins. On y découvre un jardinier chef d’orchestre, présentant un parterre à des courtisans du Grand Siècle. Cette image prévaut aujourd’hui, réduisant parfois la profonde originalité et la diversité du style de Duchêne.

Ce qu’il faut combattre : style mou et falbalas

La manière d’Henri, et surtout d’Achille Duchêne, s’est construite en réaction à la mode des jardins du Second Empire, qu’Henri caractérise dédaigneusement de « style mou ». On aime alors à se promener dans de vastes parcs dit paysagers ou à l’anglaise. Y dominent des pelouses et des pièces d’eaux aux formes irrégulières. Les plantes sont de préférence exotiques et colorées, les fleurs regroupées dans ce qu’on appelle des corbeilles, sorte de massifs de fleurs ronds ou ovales. Les Buttes Chaumont sont l’incarnation de ce type de jardins pittoresques. Pour les Duchêne, ces créations qui prétendent imiter la nature crient d’artificialité et masquent l’essence véritable du jardin qui doit être un morceau de nature transformé, témoignant du travail et de l’intelligence humaine.

Achille Duchêne, Henri Brabant, Jardin paysager du Second Empire, 1935
Achille Duchêne, Henri Brabant, Jardin paysager du Second Empire, 1935
Pierre noire. Inv. CD 3027.73. Don de l’épouse de l’artiste, Gabrielle Duchêne, 1949
© MAD, Paris
Duchêne et Le Nôtre : le passé au prisme du présent

Pour mettre en œuvre cette nouvelle conception du jardin, Achille Duchêne retourne à la géométrie et particulièrement aux jardins de Le Nôtre. En aucun cas, Duchêne ne pastiche le créateur des jardins de Versailles. Le but n’est pas de recréer un jardin du XVIIe siècle mais de retrouver des formes pures pour s’extraire d’un style éclectique jugé daté et artificiel. De Le Nôtre, Duchêne reprend une vision du jardin modelé par l’intelligence, l’importance de l’unité d’ensemble, une méthode rigoureuse. L’historiographie a parfois fait de Le Nôtre un jardinier voulant plier la nature à ses lois et un créateur de jardins monotones. Duchêne comprend qu’il n’en est rien. Le Nôtre ne contraint pas la nature à son projet mais la met en valeur. Cette mise en valeur, Duchêne la matérialise par une certaine théâtralité. La sobriété des cours d’entrée tranche avec la beauté des jardins. L’eau reflète les jeux de lumière, donne vie au jardin et à l’architecture. Duchêne ne saurait pasticher un jardin de Le Nôtre car ce serait imposer à un morceau de nature un modèle défini qui ne lui correspond peut-être pas. Son travail au château de Blenheim en est la parfaite illustration.

Achille Duchêne, Oxfordshire, parc de Blenheim pour le duc de Marlborough, vue transversale, vers 1921
Achille Duchêne, Oxfordshire, parc de Blenheim pour le duc de Marlborough, vue transversale, vers 1921
Pierre noire, gouache blanche. Inv. CD 3027.118. Don de l’épouse de l’artiste, Gabrielle Duchêne, 1949
© MAD, Paris

Reste que l’héritage de Le Nôtre est très présent dans l’œuvre de Duchêne. Comme l’ont montré Monique Mosser et Michel Baridon, le contexte politique se prête bien à un retour aux créations de Le Nôtre. Depuis 1870, le nationalisme qui se développe dans toute l’Europe incite à définir l’essence d’un art national. Dans le domaine des jardins, Le Nôtre est érigé en modèle de la pensée française. C’est à partir de cette époque que se forge la notion du jardin « à la française », inspiré de Le Nôtre. Choisir le jardin « à la française », c’est s’opposer aux Anglais et à l’affront de Fachoda. Le retour à Le Nôtre peut aussi être interprété comme un rejet du romantisme au profit de l’absolutisme du Roi-Soleil. Maurice Barrès, parmi d’autres, commande à Duchêne en 1910 un jardin de style classique. Toutefois, cette tendance n’est pas l’apanage d’une extrême-droite nationaliste. Marié en 1892 à Gabrielle Laforcade, militante féministe, pacifiste, socialiste puis communiste, Achille Duchêne est familier de l’Internationale Socialiste qui est loin de dénigrer le patriotisme ou l’exaltation nationale. De même, le retour à des lignes géométriques n’est pas le seul fait d’un goût pour Le Nôtre. Après la première guerre mondiale, les formes épurées sont promues par un courant humaniste hellénisant qui se matérialise dans des utopies sociales ou encore dans la Charte d’Athènes. En tournant ses regards vers Le Nôtre et en recourant à la géométrie, Duchêne s’ancre pleinement dans son temps.

  • Achille Duchêne, Dupré, Westphalie, parc de Nordkirchen pour le duc d'Arenberg, salle de bal, 1903-1914
    Achille Duchêne, Dupré, Westphalie, parc de Nordkirchen pour le duc d’Arenberg, salle de bal, 1903-1914
    Fusain, rehauts de craie blanche. Inv. CD 3027.63. Don de l’épouse de l’artiste, Gabrielle Duchêne, 1949
    © MAD, Paris
  • Achille Duchêne, Westphalie, parc de Nordkirchen pour le duc d'Arenberg, bosquet de conversation, 1903-1914
    Achille Duchêne, Westphalie, parc de Nordkirchen pour le duc d’Arenberg, bosquet de conversation, 1903-1914
    Fusain et craie blanche. Inv. CD 3027.6. Don de l’épouse de l’artiste, Gabrielle Duchêne, 1949
    © MAD, Paris

Le goût pour Versailles relève aussi aussi d’un phénomène de mode. La Belle Époque se pique de nostalgie pour le Grand Siècle et les riches commanditaires de Duchêne se plaisent à retrouver dans leurs jardins un peu de l’esprit du château du Roi-Soleil. Lucie Nicolas-Vullierme a mis en lumière la façon dont les treillages, bosquets, théâtres de verdure, broderies et jeux d’eaux sont repris par le paysagiste pour évoquer le Siècle de Louis XIV. À Nordkirchen, pour le duc d’Arenberg, Achille Duchêne s’inspire directement du Bosquet de la Colonnade, réalisé sous l’égide de Jules Hardouin-Mansart à partir de 1685. Se retrouvent le péristyle et ses arcades, les piliers soutenant les colonnes ioniques, la statue trônant au centre. Seule différence, le marbre remplacé par du treillage, que l’architecte affectionne pour les variations architecturales qu’il permet et pour sa capacité à structurer un jardin sans l’alourdir.

Le jardin mixte
Achille Duchêne, Devon, parc d'Oldway Mansion pour Paris Singer, vue d'ensemble, vers 1900
Achille Duchêne, Devon, parc d’Oldway Mansion pour Paris Singer, vue d’ensemble, vers 1900
Fusain, rehauts de gouache blanche. Inv. CD 3027.115. Don de l’épouse de l’artiste, Gabrielle Duchêne, 1949
© MAD, Paris

Le style développé par Achille Duchêne découle du jardin mixte, théorisé par Édouard André, qui associe le jardin paysager à des formes plus régulières. Alors qu’Édouard André, de la même génération qu’Henri Duchêne, vogue entre des jardins pittoresques et quelques jardins mixtes, Achille Duchêne s’approprie complètement le principe du jardin mixte et l’utilise avec talent pour sublimer les demeures de ses commanditaires. Chaque jardin conçu par Duchêne s’adapte intimement au terrain et au type d’habitat du commanditaire. Son travail témoigne d’une conception architecturale du jardin, dont la structure se base sur les axes de la maison. Le but est d’atteindre le meilleur équilibre possible entre l’architecture et la nature. Les nivellements sont soigneusement réalisés ainsi que les perspectives. Pour le château de Champs-sur-Marne, Duchêne insère dans un parc paysager un jardin régulier mais ne peut, et ne veut, reprendre textuellement des modèles du passé. En effet, si les premiers propriétaires du château vivaient au premier étage, les commanditaires du XXe siècle habitent au rez-de-chaussée. Le jardin n’est plus regardé avec le même point de vue, la perspective doit être modifiée pour ne pas gâcher l’effet d’ensemble. Une des prouesses du jardin mixte est de passer du jardin régulier au paysage sans choquer l’œil. Si les abords des demeures sont architecturés, le jardin se fait de plus en plus naturel au fur et à mesure que l’on s’éloigne de la maison. Duchêne l’affirme : « Le paysage sert de toile de fond, comme un décor de théâtre ». La profonde poésie des jardins d’Achille Duchêne se dégage de cette capacité à lier harmonieusement une nature travaillée et une nature infinie.

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