En 1865, un an après sa fondation, l’Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie crée un patronage des dames ayant pour mission de « concourir à la formation et à l’accroissement des collections en recueillant les dons1 ». Trente ans plus tard, en écho au contexte social et artistique contemporain, ce n’est plus seulement le rôle de bienfaitrice de la femme qui est encouragé, c’est aussi sa place en tant que créatrice qui est stimulée par le Comité des dames.

1Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie, Le Beau dans l’utile. Histoire sommaire de l’Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie, suivie des rapports du jury de l’exposition de 1865, Paris, Union centrale, 1866, p. 79-80.

« Elle avait à la fois la bonté qui sourit aux misères, et le goût qui s’émeut aux belles choses… »

1 Dès sa première année d’existence, l’Union centrale bénéficie de la générosité de bienfaitrices, en particulier dans le domaine du textile et de la mode2. Des promesses de dons avaient déjà été adressées à la Société du progrès de l’art industriel à la suite des expositions de 1861 et 1863, c’est donc logiquement que la société fonde un patronage des dames en janvier 1865. Elle recueille par son intermédiaire les dons et les legs de grandes philanthropes qui sont souvent loin de n’être que les épouses d’hommes fortunés. Mécènes actives, cultivées et émancipées… Voici l’histoire de quelques-unes d’entre elles.

Alexandrine Grandjean soutient parmi les premières l’Union centrale en prêtant des œuvres anciennes de sa collection, comme le Triptyque de la Nativité attribué à l’atelier de Jean I Pénicaud, pour le « musée rétrospectif » de 1865. Une partie des œuvres qu’elle possède provient de l’héritage de son père antiquaire. Exerçant la même profession, elle enrichit ce premier noyau. « Personnage à la Balzac » selon l’historien d’art Léon Roger-Milès3, mademoiselle Grandjean se préoccupe de ses contemporains désargentés : son testament de 1893, complété en 1894, stipule qu’une somme de deux millions de francs léguée à la Ville de Paris doit permettre la construction d’un hospice à son nom, rue Clavel4. Si elle a envisagé un temps de faire du musée des Thermes de Cluny le légataire de sa collection d’œuvres d’art, elle ajoute à son testament en 1902 un codicille transférant ce legs à l’Union centrale5, pour une raison toujours inconnue. Est-ce l’ouverture prochaine du musée au pavillon de Marsan qui l’influence ou est-ce un tiers qui l’ oriente dans ce choix ? En 1923, en tout état de cause, plus de mille objets entrent au Musée des Arts Décoratifs : émaux limousins, bronzes du XVIe et du XVIIe siècle, mobilier, pendules et cartels du XVIIIe siècle, faïences et porcelaines ou encore boîtes en laque japonais. Tout ce qui compose ce legs révèle le raffinement de son hôtel de la rue de Courcelles et témoigne d’une expertise et d’un goût très sûrs.

La dynastie des Rothschild compte plusieurs donatrices dont la générosité a été essentielle pour les collections publiques françaises. Figure pionnière du féminisme français, l’écrivain Eugénie Niboyet ne manque pas de saluer leur action dans Le Vrai Livre des femmes : « La richesse ainsi employée à faire le bien profite à qui donne et à qui reçoit ; il n’y a que l’égoïsme et l’ingratitude qui nient le prix d’un bienfait, Mesdames Rothschild, mère et bru, ont toujours utilisé en bonnes œuvres une part de leurs revenus6. » Charlotte, baronne Nathaniel de Rothschild, est une artiste exposant au Salon des beaux-arts et à la Société des aquarellistes français entre 1864 et 1896. Elle légue au musée du Louvre sa collection de primitifs italiens et au musée de Cluny des œuvres gothiques. L’Union centrale reçoit en 1901 sa collection de coffrets et de boîtes en cuir et maroquin7 et un ensemble de presque trois cents bijoux. L’épouse de son petit-fils Henri, Mathilde Weissweiller, soutient le patronage des filles israélites de Paris, la Ligue franco-américaine contre le cancer et crée pendant la Première Guerre mondiale une ambulance pour les grands brûlés8. Son engagement dans le milieu sociomédical et son mariage avec le baron Henri de Rothschild, qui a lui-même reçu une formation de médecin, trouvent un prolongement dans l’expérience de la traduction, puisqu’elle traduit en français l’ouvrage du professeur Albert Adamkiewicz, Pensée inconsciente et vision de la pensée9. Ce parcours lui donne-t-il une conscience aiguë de la fragilité de la vie, perceptible dans son activité de collectionneuse ? Elle légue en effet à l’Union centrale en 1927 un ensemble de memento mori comprenant des netsuke, des épingles de cravate, des statuettes, des breloques et d’autres objets représentant des crânes humains et des squelettes.

Contemporaine de ces donatrices, la marquise Marie-Louise Arconati-Visconti est la fille du journaliste et député républicain Alphonse Peyrat. Veuve en 1876 d’un aristocrate italien fortuné, elle met sa fortune au service de l’enseignement et des arts10. Liée au milieu universitaire, elle donne deux millions de francs pour la construction de l’Institut d’art et d’archéologie en 1920. Elle tient parallèlement deux salons dans lesquels elle reçoit des politiciens libéraux (dreyfusards et jauressiens), des intellectuels, des artistes et des conservateurs de musée11. Elle fait don de ses collections au musée du Louvre – le conservateur Émile Molinier ayant été un de ses conseillers –, au musée Carnavalet, aux musées d’Angers et de Lyon. Le Musée des Arts Décoratifs bénéficie également de dons successifs, entre 1893 et son décès, comprenant notamment des boiseries, de nombreuses porcelaines de Meissen, des bijoux de la Renaissance jusqu’à la période contemporaine, des œuvres d’art islamique, des fragments de vitraux et des tapisseries du Moyen Âge.

1Léon Roger-Milès, «  Alexandrine Grandjean, collectionneuse  », Le Figaro, 1er décembre 1909, p. 5.

2Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie, Le Beau dans l’utile. Histoire sommaire de l’Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie, suivie des rapports du jury de l’exposition de 1865, Paris, Union centrale, 1866 p. 79-80.

3Roger-Milès, 1909, p. 5.

4L’hospice ne fut jamais réalisé et la Ville de Paris affecta la somme à une autre vocation en 1932 («  Approbation du compte du legs Grandjean  », Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, 12 juillet 1932, n° 158, p. 2967-2968).

5Préfecture de la Seine, Recueil des actes administratifs de l’année 1909, partie municipale, deuxième section, décembre 1909, n° 12, p. 816-817.

6Eugénie Niboyet, Le Vrai Livre des femmes, Paris, E. Dentu, 1863, p. 112.

7Préfecture de la Seine, Recueil des actes administratifs de l’année 1899, partie municipale, deuxième partie, septembre 1899, n° 9, p. 626-627.

8Anonyme, «  Deuil  », L’Univers israélite, 20 août 1926, n° 48, p. 594-595.

9Albert Adamkiewicz, Pensée inconsciente et vision de la pensée : essai d’une explication physiologique du processus de la pensée et de quelques phénomènes “surnaturels” et psychopathiques, traduit de l’allemand par la baronne Henri de Rothschild, Paris, J. Rousset, 1906.

10Gaston Migeon, La Marquise Arconati-Visconti, notice lue à l’assemblée générale annuelle de la Société des amis du Louvre, le 17 février 1924, Paris, Lahure, 1924.

11Gérard Baal, «  Un Salon dreyfusard, des lendemains de l’Affaire à la Grande Guerre : la marquise Arconati-Visconti et ses amis  », Revue d’histoire moderne et contemporaine, juillet-septembre 1981, t. 28, p. 433-463.

« Donnez-lui de la gaze, de la soie, de la dentelle, elle vous rendra des chefs-d’œuvre ! »
Livre des concours du Comité des dames de l'Union centrale des arts décoratifs 1898-1900 - YouTube

1 Le mouvement international de revendication pour la reconnaissance des droits des femmes émerge à partir des années 1840. Pourtant, deux décennies plus tard, peu d’artistes féminines participent à la création de l’Union centrale2, en dépit du fait que l’association entend défendre l’enseignement pour tous, et que des femmes participent à la production des ateliers et des manufactures et exposent au Salon. Le parcours d’Éléonore Escallier, peintre de nature morte, collaboratrice de la manufacture de Sèvres et du céramiste Théodore Deck, est révélateur des premiers pas vers l’émancipation. Enseignante dans une école parisienne de dessin pour jeunes filles, l’artiste soumet au ministère de l’Instruction publique en 1870 un mémoire proposant de limiter le nombre d’élèves dans ces écoles car elles sont surpeuplée (à cause de leur interdiction à l’École des beaux-arts jusqu’en 1897), ce qui nuit à l’efficacité des enseignements et à la carrière future des élèves3. Les artistes doivent souvent se cantonner à certains genres picturaux et supports décoratifs, les carrières d’une Félicie de Fauveau ou d’une Rosa Bonheur n’étant pas légion4. En 1892, une « Exposition des arts de la femme », organisée par l’Union centrale au sein du palais de l’Industrie, marque une première étape : elle présente dans la section beaux-arts les œuvres de Louise Abbéma, Marie Bashkirtseff ou Charlotte Besnard. Les autres sections sont consacrées à l’enseignement et aux industries artistiques. Une rétrospective présente l’histoire du costume féminin et les objets à l’usage de la femme, tandis que sept dioramas intitulés « La Parisienne du siècle », commandés au peintre Théophile Poilpot, occupent la grande nef de l’édifice.

L’Union centrale, qui a d’ores et déjà saisi le rôle essentiel de la femme dans la création et le patrimoine, accompagne les revendications émanant des artistes, des dessinatrices et des décoratrices. En 1895, elle instaure le Comité des dames afin de s’aligner sur les avancées anglo-saxonnes, mais aussi pour encadrer le travail féminin, encore perçu comme potentiellement perturbateur pour l’ordre social et familial. Parmi ses missions, figurent la création d’une école de jeunes filles et l’organisation de concours et d’expositions5. Formées au dessin et aux travaux d’art (reliure, encadrement, gainerie, dorure, broderie d’art, dentelle), les élèves sont issues de milieux sociaux favorisés, mais aussi populaires, grâce à l’allocation de bourses. Plusieurs des élèves sont ensuite devenus célèbres, telles Rose Adler, Charlotte Perriand ou Dora Maar. Les concours sont nombreux – une quarantaine entre 1895 et 1921 – et font appel à des matériaux et des techniques variés – textile, cuir, papier peint, bijoux ou éventail. Le Comité des dames s’illustre souvent par l’organisation d’expositions et la participation à de grands événements comme l’Exposition universelle de 1900, au cours de laquelle il présente au sein du pavillon de l’Union centrale un salon de style néo-Louis XVI et une chambre d’enfant de style Art nouveau avec, entre autres, une banquette de mademoiselle J. Pataud, un buste d’enfant de Lucie Signoret-Ledieu et un paravent de Henriette Delillier.

L’Union centrale entretient cet intérêt pour la création féminine. Dès 1882, certaines sculptures d’après les dessins de la comtesse Léon de Biencourt sont exposées au Musée des Arts Décoratifs. En 1907, c’est au tour de Maria Tenicheva, dite Marie Tenicheff, et plus particulièrement ses collections, d’être présentées par l’institution. La princesse, qui a fui la révolution russe en 1905 et s’est installée à Paris, est une collectionneuse d’art russe populaire et un mécène qui a créé des ateliers d’émaillage dans son pays natal. Elle donne une salière et un plat à pain en argent émaillé, répliques de pièces réalisées pour le tsar Nicolas II. Le Musée des Arts Décoratifs encourage également la création féminine par l’intermédiaire d’acquisitions. Contemporaine du Comité des dames, Eugénie Jubin dite O’Kin, tabletière et artiste décoratrice d’origine japonaise qui a commencé à exposer en France en 1907, est remarquée au Salon des artistes décorateurs de 1910 et le musée lui achète un vase et une coupe. Plus récemment, d’importantes donations permettent à Sonia Delaunay d’entrer dans les collections – l’artiste donne vingt-trois projets de tissus simultanés en 1966, puis du mobilier dont elle a dessiné les textiles, en 1979 –, tout comme Niki de Saint Phalle, qui fait bénéficier l’Union centrale en 2000 d’une importante donation de sculptures et d’objets décoratifs ou utilitaires. Le musée conserve aussi les témoignages des collaborations de certaines artistes dans le champ des arts décoratifs, comme des maquettes de théâtre, des projets de tissus de Suzanne Lalique-Haviland ou le papier peint Lendemain de fête réalisé par Leonor Fini pour la Société française de papiers peints vers 1948. Andrée Putman, designer et décoratrice d’intérieur, se distingue par le service de bord du Concorde conçu en 1993 pour Air France, et clôt ce bref aperçu d’une empreinte féminine si prégnante dans l’institution.

1Niboyet, 1863, p. 85.

2On ne compte qu’une cofondatrice, Madame Erard, et deux adhérentes, Clara Guillaume, dessinatrice dans l’atelier de tapisserie à la main Cabin, et mademoiselle Hardouin, artiste peintre (Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie, 1866, p. 64-65).

3Paris, Archives nationales, F 21/315.

4Voir à ce sujet Catherine Gonnard, Élisabeth Lebovici, Femmes artistes / Artistes femmes. Paris, de 1880 à nos jours, Paris, Éditions Hazan, 2007 et Denise Noël, «  Les femmes peintres dans la seconde moitié du XIXe siècle  », Clio. Femmes, genre, histoire, n° 19, 2004. Disponible à cette adresse : http://clio.revues.org/646. [Consulté le 20 novembre 2014].

5Les cours furent d’abord donnés à la cité du Retiro, près de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, puis au boulevard Malesherbes. L’école déménage en 1924 pour rejoindre la rue Beethoven, puis de nouveau en 1988 pour s’installer dans des locaux du Musée Nissim de Camondo. Elle devient alors le Centre des Arts du Livre et de l’Encadrement (CALE) qui fermera en 2003.

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