Dans ce musée de l’objet qu’est le Musée des Arts Décoratifs, objet de design, objet graphique ou objet de mode, la place de l’architecture n’apparaît pas toujours comme la plus évidente. Pourtant, de la mère de tous les arts, on est en droit de voir dans nos collections une infinie descendance, beaucoup d’œuvres que nous conservons en procèdent très directement, décors ou mobilier, textiles ou papiers peints. Une large part de la modernité décorative endosse une tradition plus ancienne encore, celle où les architectes sont associés tant à des bâtiments qu’à des objets ou des éléments de décor qui s’y inscrivent. Ce que l’on appelle ainsi les « meubles d’architecte » constituent comme une catégorie en soi dans le domaine des arts décoratifs et du design, parcourant à grand galop une historiographie des arts où dialogueraient William Kent et Inigo Jones, Frank Loyd Wright et Henry Van de Velde, Pierre Chareau et Louis Süe, Le Corbusier et Jean Prouvé, Mies van der Rohe et Marcel Breuer. Selon les époques et les répertoires abondés par ces architectes, on en connaît des corpus plus ou moins vastes et singuliers – l’on y rencontre une variété de réponses aussi éclectique que la diversité d’un métier. Pour certains, dessiner des objets n’est qu’une variante stylistique à une échelle réduite de ce qu’ils ont pu projeter aux dimensions monumentales d’un bâtiment, pour d’autres, c’est l’occasion d’approfondir une pensée et une méthode.
Architecte du contexte, concevant chaque projet pour un lieu et pour un propos, et non pour illustrer une évolution ou une scansion d’un style, Jean Nouvel est sans aucun doute à ranger, tout inclassable qu’il soit, dans cette seconde famille, lui qui n’a jamais prétendu être ce qu’il n’est pas, se définissant dans ce registre de l’objet de manière limpide : « Je ne suis pas un designer, mais un architecte qui fait du design. » Depuis près de trente ans, et une première « carte blanche » du VIA (Valorisation de l’Innovation dans l’Ameublement) en 1987, Jean Nouvel est sans aucun doute l’unique architecte contemporain à avoir vu éditer plus d’une centaine de ses projets d’objets et de mobilier, dans tous les domaines, en lien avec des chantiers importants ou de manière automne, travaillant pour une grande diversité d’éditeurs en France et en Europe. À la part visible et émergée de l’architecture répond en écho l’exploration du monde immergé de l’objet – de ces expériences, Jean Nouvel a voulu faire une part en soi de son travail, créant dès 1995 Jean Design Nouvel (JND). Et s’il existe une méthode Nouvel à l’aune de l’objet et du design, elle est itérative et progressive, comme une rhapsodie où l’on viendrait faire se superposer des chants/champs principaux, laissés à un point premier, repris plus tard pour un plus complet achèvement. Parlant même d’anti-design, Nouvel s’empare de typologies classiques déjà existantes, réfute le meuble « bavard », jugé trop conceptuel, et prône l’élémentaire : son mobilier est celui d’un taiseux, où chaque ligne, comme chaque mot, serait comptée, dans une approche d’une rigueur absolue, cependant toujours ancrée dans une culture et son contexte. Partant d’une forme élémentaire, le travail de l’architecte la perfectionne, l’allège en un vocabulaire minimaliste assumé. De chaque typologie, il explore et décline les combinaisons comme à l’infini, exprimant cette notion de « zéro design » qui conduit Nouvel à réduire l’objet, fauteuil ou table, à sa forme la plus archétypale. Les séries iconiques de Less et Less Less en sont le parfait témoignage, adhésion revendiquée au Less is more de Mies van der Rohe.
En 1998, à l’invitation d’Hélène David-Weill et de Marie-Claude Beaud, Jean Nouvel a conçu l’aménagement muséographique des galeries de la Publicité et du Design graphique du Musée des Arts Décoratifs, conservant les traces anciennes du décor de ce qui avait été un appartement du palais du Louvre, doté par ses soins d’un équipement modulaire et fonctionnel qui n’a pas cessé de fonctionner depuis près de vingt ans. Ce sont ces espaces qui aujourd’hui accueillent ce qui est plus une invitation libre qu’une pure rétrospective, car l’idée d’une exposition la plus exhaustive possible s’est vite enrichie d’une carte blanche plus personnelle, rappelant la réelle passion de Jean Nouvel pour les arts décoratifs tels qu’ils sont présentés chaque jour en nos murs. Là, par séries et typologies, les meubles se déploient de manière systématique, explicitant sa méthode et ses obsessions. Mais l’exposition propose aussi un parcours dans les salles des collections permanentes, au sein de deux départements qui ont particulièrement séduit Jean Nouvel par la richesse et la force des objets qu’ils conservent, le Moyen Âge et la Renaissance, les XVIIe et XVIIIe siècles.
Depuis la magnifique exposition organisée au château de Versailles « XVIIIe siècle, aux sources du design, chefs-d’œuvre du mobilier de 1650 à 1790 », on sait l’intérêt enthousiaste du Pritzker Prize pour le mobilier classique, il en a livré une vision personnelle et sensible en « dix-huit lettres », opuscule précieux revendiquant un regard de candide qui ne l’est pas tant qu’il l’affirme – sa relecture de nos collections en est un nouveau témoignage, luminaires scandant les salles, grands miroirs triptyques reflétant objets et décors du musée, loin de l’obsession du white cube contemporain. Dans les salles médiévales et Renaissance, tapis de marbre et assises laissent aux visiteurs la liberté de goûter à nouveau à la beauté des tapisseries et des frises de bois sculpté de Vélez Blanco, quand la table au kilomètre se déploie dans l’écrin de la salle des retables.
On l’aura compris, l’invitation faite par le Musée des Arts Décoratifs à Jean Nouvel a tout d’une évidence aujourd’hui : rendre compte de trente années de création dans le domaine de l’objet et du mobilier, le champ du musée par excellence ; montrer un pan entier du travail d’un architecte qui dessine aussi des meubles ; rappeler que son exigence est la marque de son talent, une signature sans compromis.