L’industrialisation de la presse au milieu du XIXe siècle engendre une prolifération de publications parmi lesquelles les journaux satiriques. C’est l’époque du Charivari, de La Silhouette, de La Caricature, puis du Rire, du Journal pour rire, de L’Assiette au Beurre, et bien d’autres titres… Du simple feuillet aux hebdomadaires, ces productions sont vendues par abonnement, à la criée ou en kiosques. Ces derniers en sont littéralement recouverts. Pour faire face à cette concurrence, ces journaux doivent en premier lieu se distinguer et attirer le regard. L’image via la caricature, va jouer un rôle important transformant les unes en affiches. La presse humoristique actionne alors différents registres comiques : de la critique acerbe à la caricature de mœurs, de la parodie au grotesque, passant de l’engagement à la frivolité voire la grivoiserie selon le lectorat et l’espace de liberté concédé par le pouvoir. Depuis Charles Philippon, célèbre pour avoir caricaturé Louis Philippe en poire ou Honoré Daumier passant au crible les travers des hommes politiques et les ridicules de ses contemporains, les caricaturistes font vendre. Tout au long du XIXe siècle, suivant les régimes politiques, ils affrontent, et déjouent la censure. Aussi lorsque les lois sur la libéralisation de la presse et de l’affichage sont votées en 1881 dans un contexte marqué par les nombreux scandales de la IIIe République, l’affaire Dreyfus, l’anticléricalisme, l’anticapitalisme, la montée des opinions… le succès et le nombre des caricatures explosent.
La force et le succès de ces dessins de presse deviennent des arguments publicitaires. La caricature comme l’affiche, délivrent un message polysémique, utilisant concentration, ellipse, raccourcis, suggestions, contrastes. Le caricaturiste sait pointer les sujets sensibles de la société, de la politique, de la religion. Ses images suscitent l’adhésion ou le rejet, la polémique, voire la censure. Dans tous les cas, elles déclenchent l’intérêt, la curiosité. Autant de moyens qui font des caricaturistes les meilleurs alliés des publicitaires, qui veulent une affiche efficace et suggestive. À cette époque l’affichage urbain devient un enjeu stratégique. Le réseau s’étend au quai des métros et des gares. L’affiche s’agrandit et doit se voir de plus en plus loin. La force de l’image est capitale.
Adrien Barrère, Henri Jossot, Jean-Louis Forain, Charles Léandre et Léonetto Capiello sont des caricaturistes qui à la fin du XIXe siècle embrassent pleinement la carrière d’affichiste. D’autres comme Sem ou O’Galop poursuivent les deux activités. Mais lorsqu’ils sont affichistes, les caricaturistes ne font pas de caricatures. Ils en utilisent les ressorts techniques : la composition de l’affiche doit claquer comme la Une, avec peu de couleurs, allant à l’économie de moyens pour une plus grande efficacité.
De toutes ces personnalités présentées dans l’exposition, Leonetto Cappiello, O’Galop et Jossot ont contribué au renouveau de l’affiche. Cappiello s’intéresse surtout au monde de l’art et du spectacle, croquant acteurs, écrivains, musiciens, actrices et femmes du monde. Il débute en publiant dans Le Rire en 1889, puis dans Le Sourire, Le Théâtre, Le Cri de Paris ou L’Assiette au Beurre. Il adapte au grand format les silhouettes dont il avait croqué les courbes et les attitudes. Dans ses affiches Cappiello recherche avant tout le mouvement à travers la ligne et les contrastes colorés. Ses formes, comme des tâches de couleurs, se détachent sur un fond sans décor, sans perspective pour un impact visuel fort, en dissonance avec leur environnement. Conscient que cette nouvelle esthétique fait vendre, Cappiello s’impose face aux publicitaires, mais pas seulement : les affiches de Cappiello imprègnent les artistes et fait figure de « fauves avant les fauves ». Encouragé par ses ainés Chéret et Lautrec, à leur suite, il réinvente l’affiche comme art de la rue, salué par les critiques, et reconnu par la jeune génération d’affichistes de l’après-guerre, tels Cassandre et Carlu entre autres.
Comme lui Marius Roussillon, devenu O’Galop, a forgé son trait en publiant de nombreux dessins satiriques dans Le Chat Noir, le Rire, le Pêle-Mêle et beaucoup d’autres titres. Sa rencontre avec les frères Michelin va sceller son destin d’affichiste à celle du bibendum. Il invente le personnage et ne cesse de le décliner. L’objectif de O’Galop est de taper dans l’œil de son public grâce à des affiches claires et percutantes, simples à comprendre. Il mise sur l’efficacité du dessin et du message. Il travaille pour de nombreuses autres firmes sans abandonner la satire.
Jossot est le seul qui en devenant affichiste n’a pas renoncé à utiliser la caricature comme en témoigne l’une des plus célèbres affiches pour les sardines Saupiquet. Pour lui l’affiche doit « hurler (…) et violenter le regard ». Ses personnages gardent ainsi dans chacune de ces affiches toute l’exagération de la déformation, du laid, du grotesque, de la férocité graphique que n’ont pas renié ses fils spirituels, les dessinateurs de Charlie Hebdo entre autres.
Ensemble, les caricaturistes écrivent une nouvelle page de l’histoire de l’affiche qui s’achève par « la guerre des crayons » : les affiches de la guerre de 1914-1918, instruments de propagande, concourent massivement à la mobilisation des ressources humaines et financières. « L’effort de guerre » s’étend jusqu’à la reconstruction en 1920. Il faut toute la ténacité des artistes incarnant ce « chaînon manquant » de l’histoire de l’affiche – des caricaturistes au talent et à la verve haute, pratiquant « l’argot plastique », selon la formule de Charles Baudelaire –, pour assurer le relai, maintenir l’équilibre entre la technique et l’art.