Métamorphoses : le bestiaire fantastique
« Depuis toujours, je suis fasciné par le plus bel animal sur terre : l’être humain. »
Mugler aime le rythme et l’instinct de ses
« bêtes de scène » et des « sublimes
animaux ». Selon Mugler, la séduction
humaine fait écho au monde animal
qui inspire ses créations fantastiques.
Le bestiaire de Mugler s’inspire des
reptiles, des insectes, des oiseaux
et des papillons. Innovateur, le créateur
n’utilise pas de fourrure mais des
matières synthétiques. Il refuse les
peaux luxueuses ou les plumes rares,
mais imite les pelages ou les carapaces,
comme pour l’ingénieux trompe-l’œil
d’empiècements de sa robe « crocodile ».
Ses combinaisons en cuir repoussé aux
teintes ocre ou chocolat sont comme une
seconde peau scarifiée.
En 1997-1998, deux collections
exceptionnelles de Mugler redonnent
un second souffle à la haute couture
française : Les Insectes comprennent
un spectaculaire fourreau à traîne
de velours noir, orné d’ailes de papillon
de la Maison Lemarié, spécialisée dans
la plumasserie ; La Chimère dévoile une
créature mythologique avec une armure
articulée, des écailles iridescentes
brodées de cristaux, de diamants fantaisie,
de plumes et de crin de cheval, un chef-d’œuvre
réalisé avec le corsetier Mr Pearl
et l’artiste Jean-Jacques Urcun qui
a nécessité des milliers d’heures de travail
en atelier. [...]
Couture gynoïde et futuriste
« J’ai toujours essayé, dans mon
travail, de rendre les gens plus forts
en apparence qu’ils ne le sont vraiment. »
Mugler imagine des silhouettes
aérodynamiques et robotiques qui
deviendront emblématiques. Il s’inspire
de la science-fiction et des superhéroïnes
de bandes dessinées, des armures
médiévales et des uniformes, du design
industriel et des automobiles futuristes.
Aux frontières du réel, ses créatures
carrossées et ses cyborgs anticipent
les révolutions du transhumanisme.
En 1989, Mugler présente sa collection
Hiver Buick en hommage à l’Américain
Harley J. Earl, qui a dessiné les fameux
ailerons des Cadillac Eldorado en 1959.
Le couturier conçoit avec humour des
fourreaux amovibles ou « décapotables »,
des bustiers « pare-chocs », des
ceintures « radiateur », et un sac
« aileron ». Plus tard, Mugler collabore
avec le carrossier en aviation Jean-
Pierre Delcros et le designer industriel
Jean-Jacques Urcun pour créer, grâce
à des techniques inédites, des créatures-robots
magistrales, coulées dans des
bustiers en chrome et des combinaisons
en plexiglas. Son chef-d’œuvre demeure
sa Maschinenmensch dévoilée en 1995
lors du défilé anniversaire des vingt ans
de sa maison. Hommage à la Futura
du roman dystopique Metropolis (1925),
ce costume a nécessité six mois
de travail intensif. Comme une carapace
de crabe, la cuirasse s’articule grâce
à des empiècements rattachés par du cuir
et du caoutchouc, une structure interne
en plastique facilitant les mouvements
sur la peau.
Le lab Mugler
Le jeune Mugler dormait sur des bancs
publics dans des parcs et regardait
chaque fois « cette étoile qui brillait
toujours plus que les autres, bleutée »
[…]. L’étoile, d’une couleur impossible
à reproduire, impalpable, intouchable,
évoque l’infini et le rêve. [...] Elle a inspiré
le couturier pour la création du flacon
d’Angel. Réalisé en collaboration avec son
complice, le designer industriel Jean-
Jacques Urcun, il constitue un véritable
défi technique de cristallerie et innove
par sa technique de moulage.
En octobre 1979, cinq ans après
le lancement de sa marque, il déclare
au quotidien américain Women’s Wear
Daily : « Je fais des expériences avec
les parfums. Je veux fabriquer une
fragrance tellement délicieuse qu’on
aura envie de la manger. » Treize ans
plus tard, la bonne formule, celle qui
incarnera son rêve de gamin, sera mise
au point. Mugler collabore avec Christian
Courtin et Véra Strübi dès 1990 afin
de développer Angel, son premier parfum
créé avec le parfumeur grassois Olivier
Cresp. Mugler lui avait parlé « d’une
odeur de chocolat et de caramel, d’un jus
classique qu’un petit garçon donnerait
à sa mère », lui racontant également ses
souvenirs d’enfance peuplés de gâteaux,
de friandises et de chocolat. […] Avec une
approche aussi audacieuse et innovante
que l’on retrouve dans sa mode,
cette proposition olfactive est inédite
et propose des accords sans précédent.
Bousculant les codes, et surtout les
tendances de la parfumerie traditionnelle,
elle est en rupture totale avec ce qui est
offert à l’époque. Angel n’est pas qu’une
nouveauté, c’est une invention.
Au-delà de la mode : Mugler derrière la caméra
Le déclic de Mugler pour la photographie
se produit en 1976, quand il demande
à Helmut Newton de réaliser une
campagne publicitaire. Intervenant
constamment durant les séances,
Mugler se souvient de la réplique
du photographe : « Si tu es tellement sûr
de ce que tu veux, pourquoi ne le fais-tu
pas toi-même ? » Mugler se lance et
réalise dès lors ses propres campagnes
visuelles, inspiré par son univers
caractérisé par l’extraordinaire et l’inusité.
Il photographie ses créations portées
par ses muses, dont Iman et Jerry Hall,
dans des lieux extrêmes, vierges et
inaccessibles : un iceberg au Groenland,
les dunes du Sahara, les aigles du Chrysler
Building ou le toit de l’Opéra de Paris.
Fasciné par les architectures vertigineuses
et l’immensité des espaces naturels,
Mugler reste marqué par le gothique
de la cathédrale de Strasbourg de son
enfance, l’Art déco, les styles soviétique
et futuriste. Ses images offrent à sa mode
l’écrin d’une architecture colossale
et de sculptures monumentales,
souvent héroïques, en un jeu savant
de proportions et de perspectives,
du miniature à la démesure. Les décors
naturels inédits et imposants qu’il choisit
évoquent un combat entre les forces
de la nature et celle de la femme, égale,
sinon supérieure, à l’homme. [...]
Belle de jour et belle de nuit
En pleine révolution hippie, flower power
et folklorique, Mugler défie les tendances
dès le début des années 1970 en inventant
la « glamazone » : une femme moderne,
chic, urbaine et fantaisiste. Coupes
anatomiques, silhouettes architecturales,
matières innovantes, la femme
Mugler s’assume avec des chapeaux
surdimensionnés, des épaules extralarges,
des robes et vestes moulées, une poitrine
pigeonnante, une taille de guêpe, corsets
rutilants, cuissardes interminables, talons
« sabre » et même « décolleté-fesses ».
« L’élégance, c’est du courage, du culot
[…] », selon le couturier. Le look Mugler
marque l’histoire avec ses vêtements
stricts et ses variations sur le col Mao :
ses figures géométriques aux formes
radicalement accentuées sont tracées
dans l’espace avec une précision
chirurgicale, comme au laser.
Le mythe du corps parfait surgit avec
l’apparition du total look et de l’élasthanne
dans les tissus commerciaux, qui permet
de mouler les courbes. Mugler utilise
le latex et le vinyle, matières fétichistes
et underground, qu’il élève au rang
de classiques. Au-delà de la maximisation
érotique, la conscience de soi s’affirme
avec la tendance body conscious. […]
Dans l’œil du photographe :
Helmut Newton
Inséparable de l’essor des revues,
la photographie de mode se substitue
aux illustrations pour s’imposer dans
les années 1960. À cette époque,
les annonceurs n’appartiennent pas
à de puissants groupes de luxe. Le rôle
des rédactrices en chef grandit, leur
permettant de soutenir de jeunes
talents – mannequins, photographes
et créateurs – en toute liberté. À la tête
de Vogue (France) de 1968 à 1987,
Francine Crescent propulse la carrière
de Mugler. Elle donne aussi carte blanche
à deux maîtres qui bouleversent les
codes de la photographie de mode
contemporaine : Helmut Newton (1920-
2004) et Guy Bourdin (1928-1991). Leurs
« glamazones » s’étalent dans les doubles
pages, dominant un monde sans hommes.
Au début des années 1970, les femmes
émancipées du mouvement de libération
post-Mai 68 triomphent.
Newton photographie des séductrices
puissantes, toujours impressionnantes,
voire intimidantes. Ses clichés
transcendent les formes narratives
traditionnelles où coexistent une élégance
subtile et éclatante, des métissages
culturels et une intelligence picturale.
Polysémiques et intemporelles, certaines
des photographies de Newton sont
désormais considérées comme iconiques.
Beaucoup de photographes ont collaboré
à cette exposition collective ainsi que,
pour la première fois, la Fondation Helmut
Newton de Berlin.
Too Funky
Le vidéoclip emblématique de la célèbre
chanson « Too Funky » de George Michael
(1963-2016), pop star britannique alors
à son apogée, sort en juin 1992. À cette
époque, George Michael boycotte
sa maison de disques en raison d’un
litige et refuse d’apparaître dans ses
propres vidéoclips, en commençant par
« Freedom ! ’90 », dans lequel plusieurs
top-modèles chantent en play-back.
[…] Plutôt que de simplement filmer un
défilé de mode, Mugler montre avec un
esprit à la fois militant et plein de dérision
le contraste entre le glamour des podiums
et l’enfer des coulisses. […]
Quintessence de l’esthétique pop,
le clip « Too Funky » réunit un casting
exceptionnel en tenues Mugler : les
célèbres supermodels Eva Herzigová,
Linda Evangelista, Nadja Auermann, Emma
Sjöberg, Beverly Peele, Emma Balfour,
Estelle Lefébure, Shana Zadrick et Tyra
Banks ; la mannequin grande taille Stella
Ellis, la mannequin transgenre Connie Girl
(Fleming), Larissa et Lypsinka ; les actrices
Julie Newmar, mieux connue pour son
rôle de Catwoman dans la série télévisée
Batman (1966-1968), et Rossy de Palma ;
l’acteur béninois Djimon Hounsou ;
et le performeur Joey Arias qui, avec
sa coupe distincte et ses lunettes rondes,
rend hommage à la costumière américaine
de Hollywood huit fois oscarisée Edith
Head (1897-1981). […]
Stars et strass
« Ma seule vraie vocation, c’est
le spectacle. » Loin des défilés haute
couture convenus, organisés dans
des salons privés, Mugler révolutionne
la mode avec ses défilés-spectacles
et ses mannequins vedettes :
« J’ai toujours pensé que la mode
ne se suffisait pas à elle-même et qu’il
fallait la montrer dans son environnement
musical et théâtral. » Le podium devient
comédie musicale, bulles de bande
dessinée, écran hollywoodien, cabaret
glamour : ses mannequins incarnent des
personnages de fiction, superhéroïnes
affranchies et pleines d’humour. Il habillera
des stars de la musique comme David
Bowie (premier à porter ses créations,
il se mariera d’ailleurs en Mugler), James
Brown, Jane Birkin, Diane Dufresne, Ute
Lemper, Madonna, Lady Gaga, Beyoncé,
et plus récemment Cardi B., ainsi que
la vedette de téléréalité Kim Kardashian.
Important un concept instauré en 1973
par le couturier japonais Issey Miyake,
Mugler devient en 1984 le premier
créateur à présenter en Occident un
défilé-spectacle payant ouvert au
public. Dans la salle du Zénith à Paris,
plus de 6 000 personnes – dont 4 000
ont payé 175 francs – assistent à une
inoubliable superproduction, un « opéra
mode » nécessitant 800 projecteurs
et réunissant 60 mannequins portant
350 modèles, 18 techniciens du son,
20 coiffeurs et autant de maquilleurs,
la plupart venus du Japon.
Macbeth et Lady M
Disposant du plus gros budget
de la Comédie-Française depuis
sa fondation en 1680, Mugler crée
plus de 70 costumes et accessoires
pour la représentation de La Tragédie
de Macbeth donnée par la célèbre troupe.
« Les acteurs, explique le couturier, sont
tous dans des armures et des cuirasses
magistrales, des musculatures-pourpoints,
en cuir et en métal, alors qu’ils sont
vulnérables en dessous. »
Cette exposition offre une occasion
unique de découvrir les costumes
confectionnés dans les ateliers
de l’institution parisienne, un défi de taille
étant donné la complexité des matières
et des techniques inédites qui ont été
employées. Mise en scène par Jean-Pierre Vincent, La Tragédie de Macbeth
est jouée sept soirs en ouverture
du Festival d’Avignon en juillet 1985, sur
la scène extérieure de la cour d’honneur
du Palais des Papes, puis quelques mois
plus tard à Paris. Véritable cage dorée,
la robe de Lady Macbeth – une imposante
structure métallique autoportante –
s’ouvre pour révéler avec éclat la reine
déchue dans une robe simple en chiffon,
déchaussée de ses hautes plates-formes.
Engoncées dans d’énormes fraises
en satin plissé évoquant des billots
de guillotine, les sorcières voient leurs
sublimes robes Renaissance déchirées
et calcinées, des appliques de latex créant
les brûlures de fagots enflammés dans
leur traîne. […]