Les précurseurs d’un nouvel art du verre
Si l’on peut constater que l’évolution de la production verrière en France dans la première moitié du XIXe siècle correspond à la mise en place de manufactures puissantes et modernes, on constate par contre que l’originalité et la force des apports à l’histoire de la verrerie depuis la seconde moitié du siècle sont inséparables de destins d’individus. Une nouvelle histoire se construit autour des objets signés.
Une première étape apparaît avec l’œuvre de l’émailleur Philippe-Joseph Brocard (1831-1896) dont le contexte de production nous est fort mal connu, mais dont les apports sont fondamentaux.
Dès 1867, il signe et heureusement date parfois les objets en verre soufflé (on ne sait ni où, ni par qui !) qu’il décore d’émaux polychromes peints et cuits. Sa technique n’est plus dérivée des traditions d’émail sur porcelaine ou de la peinture des vitraux, mais renoue, dans le cadre d’une recherche typiquement historiciste, avec une tradition spécifiquement verrière, celle des émaux épais des verreries islamiques du XIIIe siècle et XIVe siècle. Ses oeuvres sont parfois de simples copies des modèles historiques, comme les lampes de mosquée, que les collectionneurs et les musées européens commencent alors à rechercher ; ces modèles sont découverts par un plus large public lors des présentations, exotiques ou historiques, incluses dans les Expositions Universelles, ces gigantesques accumulations, qui se succèdent après les deux coups d’envoi ayant lieu à Londres en 1851 et à Paris en 1855.
En liaison avec ce foisonnement d’informations nouvelles, tout se passe comme si les techniciens des arts industriels au XIXe siècle tentaient de maîtriser simultanément tous les savoir-faire des civilisations passées ou lointaines. Cette tentative est rendue possible par les extraordinaires développements de la chimie et de la technologie moderne, liés à l’industrialisation, mais ici exploités dans un contexte d’artisanat créateur.
Les nouvelles richesses provoquées par l’industrialisation permettent aussi à ces productions artisanales de luxe de multiplier leurs clientèles et leurs débouchés internationaux.
C’est également dans cette ambiance qu’apparaissent les projets de musées d’art industriels dont la mission première fut clairement conçue comme une promotion et une stimulation des productions contemporaines et c’est ainsi que les groupes dont l’association mènera à la création du Musée des Arts Décoratifs à Paris, débutèrent, lors de l’Exposition Universelle de Paris en 1878, une collection d’oeuvres contemporaines.
Le vase « Bambou » de François-Eugène Rousseau et le vase « La carpe » d’Emile Gallé furent acquis en 1878. Tous deux évoquent à merveille l’autre grande rencontre de nombreux créateurs à cette époque : le Japon.
François-Eugène Rousseau n’était ni un manufacturier ni un artisan mais un marchand-éditeur, parisien, spécialisé en céramique et verre ; il fut le premier, dès 1867, à introduire ce fameux goût japonisant dans les arts du feu avec un service de table en faïence dont les décors animaliers furent confiés au graveur Félix Bracquemond. Pour ses verreries qui apparaissent en 1878, on ne sait s’il faut lui reconnaître la qualité d’initiateur ou de concepteur mais elles portent sa signature et ouvrent de nouvelles voies esthétiques que Gallé lui-même reconnaîtra comme celles d’un précurseur. On notera la nouvelle richesse des couleurs et l’attention tout à fait originale portée à la plasticité du verre travaillé à chaud, deux développements rendus possibles grâce à la collaboration avec la verrerie des frères Appert à Clichy.
Par ailleurs la technique, diffusée depuis la Bohême au XIXe siècle, des verres à plusieurs couches superposées puis taillées ou gravées s’ouvre à des interprétations tout à fait nouvelles lorsqu’elle s’enrichit de la découverte des verres chinois des XVIIIe et XIXe siècles, de technique apparentée, mais dérivée de la tradition des pierres dures gravées.
Rousseau en suivit l’exemple technique tout en poursuivant des buts formels et esthétiques relevant non pas de l’influence chinoise mais de celle, bien plus libre et poétique, du Japon ; d’un Japon qui ne fut pas verrier mais dessinateur, céramiste ou bronzier.
Leveillé, qui lui succédera, et deux graveurs qui furent ses collaborateurs avant de travailler en indépendant, Eugène Michel et Alphonse-Georges Reyen, forment le noyau des verriers parisiens japonisants. En 1878, la cristallerie de Baccarat proposera également de beaux décors japonisants tout en respectant son registre traditionnel du cristal transparent gravé.
Un homme d’exception : Emile Gallé
1878 est également la première grande manifestation internationale où la personnalité d’Emile Gallé apparaît. Il a repris un an auparavant la direction de la maison familiale de commerce et d’édition de faïence et de verrerie, basée à Nancy, mais jouissant déjà d’une réputation nationale. Jusqu’en 1894, date de la création de sa propre manufacture à Nancy, ses verres seront soufflés et souvent décorés à la verrerie de Meisenthal, en territoire allemand depuis la défaite de 1870, dans le cadre d’une collaboration strictement organisée, laissant à Gallé et à ses collaborateurs de l’atelier de dessin de Nancy la totale maîtrise des conceptions.
Japonisant, historicisant, orientalisant, Gallé s’essaiera avec brio à toutes les tendances de son époque, développant son répertoire avant de réussir une extraordinaire synthèse, souvent incroyable techniquement, mais surtout associant son destin d’artiste industriel à une œuvre de poète symboliste de la matière.
Les commentaires écrits, destinés au Jury, que Gallé rédige pour l’exposition du Musée des Arts Décoratifs en 1884 puis pour l’Exposition Universelle de Paris en 1889, donnent la mesure de ses qualités de chercheur, d’écrivain, de polémiste. En 1889, l’originalité et la force de sa prestation permettent déjà d’imposer son génie sur le plan international : rappelons qu’il est à cette époque autant engagé dans ses créations de céramique et mobilier que dans la verrerie.
Les objets d’art aux « Salons »
Après 1889, les Salons annuels artistiques de Paris vont, à la suite d’un long combat au nom de « l’Unité de l’Art », s’ouvrir aux créations d’objets d’art. Ces rendez-vous annuels, aux côtés des peintres, des sculpteurs, des graveurs deviennent alors le centre à partir duquel se diffusent les concepts, les styles et les techniques des objets symbolistes de l’époque Art Nouveau.
C’est là que les poèmes en verre d’Emile Gallé trouvent leur premier écrin avant de rejoindre les collections publiques et privées les plus prestigieuses. Ces années 1890 correspondent à la mise au point de la fameuse technique de la marqueterie de verre née d’une remarquable coordination de la conception, du travail à chaud et du travail à froid. Cette technique sophistiquée donne à Gallé la possibilité de maîtriser son inspiration florale et symboliste en développant les possibilités chromatiques du verre d’une façon jusqu’alors inédite.
Parallèlement à ces productions d’exception, Gallé ne néglige pas les techniques permettant des diffusions plus larges, nécessaires à l’équilibre économique d’une manufacture ; le principe de la gravure à l’acide sur des verres comportant plusieurs couches de couleurs différentes en est le meilleur exemple, repris internationalement , et exploité par la manufacture Gallé, bien après la mort du fondateur, par exemple pour les lampes à éclairage électrique.
Après 1889, les recherches solitaires d’un sculpteur passionné de polychromie, Henry Cros, trouvent le soutien de la direction des Beaux-Arts. La technique qu’il met au point, moulage de poudre de verre dans des moules détruits après cuisson, et qu’il nomme pâte de verre, se développe grâce à ce soutien de l’Etat.
Son œuvre est une des grandes originalités de la création en verre à cette époque à la fois sculpturale, figurative et poétique, donnant une nouvelle vie aux mythes anciens qu’il relie à l’esprit moderne du mouvement symboliste. Ses recherches techniques ouvriront la voie à une nouvelle branche de la verrerie d’art lorsqu’elles se diffuseront, malgré lui, à partir de 1897 par les recherches d’Albert Dammouse déjà fort connu comme céramiste.
Durant cette dernière décennie du XIXe siècle, deux nouveaux noms apparaissent qui participeront aussi aux triomphes des objets d’art lors de l’Exposition Universelles de 1900 : René Lalique, alors bijoutier mais déjà très intéressé par les possibilités du verre, et la toute jeune manufacture des frères Daum, installés à Nancy, qui débutent une production décorative en 1891.
Directement héritière et concurrente des recherches d’Emile Gallé, la production de Daum va très vite participer à la diffusion internationale de ce groupe pluridisciplinaire original, réuni autour des principes d’alliance de l’Art et de l’Industrie et officiellement organisé en 1901 : l’Ecole de Nancy.
La capacité et la rapidité d’adaptation de ces jeunes équipes de Daum restera une force de la manufacture ouverte aux nouveautés stylistiques et techniques. Elle sera par exemple, grâce à la collaboration du technicien Almaric Walter, la seule manufacture mondiale à intégrer la technique de moulage de la pâte de verre dans son répertoire à partir de 1909 ; malgré le départ de jeunes recrus comme les frères Schneider, fondateur d’une nouvelle verrerie, Daum réussit à temps le renouvellement d’inspirations et de techniques qui lui permet de s’imposer comme une des grandes manufactures françaises de l’entre-deux-guerres.