C’est une rue que je connais bien.
Cette belle colline de demeures dorées
en lisière du parc Monceau est le lieu
des commencements, un endroit
où s’établissent des familles qui deviennent
françaises. Les histoires sont chatoyantes,
fissiles et vous brisent le cœur.
Le Musée Nissim de Camondo est entré
dans ma vie il y a longtemps. Dans les
années 1920, ma grand-mère rendit visite
à ses cousins, à dix numéros seulement
de l’hôtel. Je l’ai beaucoup fréquenté
lorsque j’ai entrepris l’histoire d’une
collection dont j’avais hérité, acquise dans
les années 1870. L’invitation à réaliser une
exposition ici même, dans cette demeure
familiale, représentait un honneur qui
s’ombrait d’anxiété. Ce n’est pas simple.
On ne devrait jamais abruptement apporter
du neuf dans un lieu si imprégné d’histoire.
Un frisson d’intrusion. Où sont les limites
à ne pas franchir ? Ce n’est pas une
maison vide.
Elle est loin d’être vide. Dans son
testament, Moïse de Camondo
a stipulé qu’il voulait que rien ne soit
déplacé. Ne prêtez pas les objets.
Gardez les volets fermés, ne laissez pas
la poussière s’installer, n’ajoutez pas
à ces collections.
Ces pièces forment en elles-mêmes une
œuvre d’art, un lieu de mémoire pour son
père et pour son fils, mort à la guerre.
Ce don à la France était pour Moïse
une manière de se projeter dans l’avenir
en maintenant la mémoire. Il ne protégea
pas sa famille. Il est devenu un mémorial
pour sa fille Béatrice, son mari Léon
et leurs deux enfants, Fanny et Bertrand,
assassinés à Auschwitz.
Je l’écoute. J’écoute la demeure. Elle bruit
de la rumeur des cuisines, de l’office
du maître d’hôtel, de la bibliothèque.
Puis je me rends dans mon atelier
où je commence quelques réalisations
en travaillant la porcelaine, l’or, la pierre.
Je pense à l’endroit où je pourrais les
disposer pour qu’elles amplifient sans
heurt certains des échos de l’hôtel,
recueillent certains des silences. Je pense
qu’il est possible d’être là, brièvement.
Je pense qu’il est possible de ne pas
déplacer les choses, mais d’ajouter.
Car c’est une demeure d’archives,
de choses appréciées puis remisées.
À l’étage des combles, on ouvre la porte
d’un placard et on le découvre empli
de luminaires, un autre et c’est une malle
Vuitton. Une pièce pleine de chaises
dorées. Des draps recouvrent les meubles
de l’habillage de Béatrice.
Dans mon atelier, j’écris à Moïse sur
la collection, sur la judéité, sur la cuisine
et les chiens, sur Proust, la famille et les
liens d’appartenance. Des lettres qui
se multiplient jusqu’à former un livre,
Lettres à Camondo, qui en compte
cinquante-huit.
Je réalise des petits groupes avec
la porcelaine, le chêne et l’or comme
matériaux. Je mélange ces fragments.
Je les dispose sur les secrétaires où Moïse
écrivait à ses amis et aux marchands d’art,
sur les bureaux où le chef et le maître
d’hôtel écrivaient leurs listes, leurs
commandes aux fournisseurs. Je veux
ajouter une nouvelle couche aux archives.
J’ai décidé que Moïse avait besoin d’un
nouveau secrétaire. Il en possédait
quantité. La plupart des pièces abritent
un endroit pour s’asseoir et écrire.
Mon bureau revêt la forme d’une lettre,
de mots écrits en porcelaine appliqués
sur la feuille d’or. J’inscris : « I find
this difficult. »
Je glisse quelques tessons dans un tiroir
du bonheur-du-jour orné de plaques
de Sèvres. Je glisse quelques notes dans
la bibliothèque et quelques bols dans
le cabinet des porcelaines pour tenir
compagnie aux beaux oiseaux de Buffon.
D’autres coupes encore dans l’office
du maître d’hôtel où l’on réglait avec
vigilance la circulation des objets.
J’ai réalisé cinq vitrines noires garnies
de tessons et de plomb. Des fragments
pour étayer les ruines. Des stèles pour
la famille, pour Nissim, Béatrice, Léon,
Fanny et Bertrand. In memoriam.
J’ai installé dans la cour d’honneur huit
bancs en pierre, pour faire une pause
seul ou en compagnie. Ils sont en pierre
de Homton, une pierre brune et dorée
traversée de belles bandes sombres.
Ils sont polis pour imiter la patine
du temps. Des feuilles de plomb doré
épousent certains des bords. On peut
ne pas les remarquer. C’est là ma forme
de kintsugi, la façon que l’on a en Chine
et au Japon de réparer certaines
porcelaines brisées avec de la laque
et de la feuille d’or, comme pour
signer la perte.
On ne saurait réparer cette demeure
ou cette famille. Mais l’on peut indiquer
quelques brisures. Les indiquer
proprement, dignement, avec affection.
Puis s’en aller à nouveau et laisser
la demeure être.
Edmund de Waal